Un Libanais au Supermarché

آمال البيوتي طربيه

Lorsque j’étais enfant, je prenais plaisir à faire les courses avec ma mère. J’aimais courir entre les différents rayons, choisir mes friandises pour l’école et utiliser le caddie comme une trottinette. Lorsque je mettais un temps fou à choisir mes céréales du petit déjeuner, je perdais ma mère et passais le reste du temps à la chercher.

Mais de nos jours, ce n’est plus ma mère que je perds au supermarché c’est ma dignité en tant que Libanaise et en tant qu’être humain.

Depuis la porte d’entrée j’ai mal au cœur. Je sais ce qui m’attend, mais c’est une épreuve que je dois traverser comme tous les Libanais.

Je regarde autour de moi et je vois des visages tristes, j’écoute le soupir des hommes et des femmes tirant des caddies vides, des pères qui scrutent le prix du lait que leurs enfants ont l’habitude de boire en se demandant s’ils n’achètent pas plutôt une marque moins chère en risquant la santé de leurs enfants. Ils achèteront finalement le lait le plus cher, mais se priveront en contrepartie d’un autre produit de première nécessité. Au rayon des viandes, une femme viendra demander le prix d’un kilo de viande et n’achètera rien. Une autre demandera si le fromage peut être vendu par tranches, et n’achètera rien elle aussi. En passant par le rayon des céréales, les enfants regardent les boîtes colorées comme si elles étaient des œuvres d’art, ils appelleront leurs parents pour qu’ils regardent avec eux. Leurs parents, eux, baisseront la tête, passeront rapidement et feront semblant de ne rien voir. Sous leurs masques ils cachent leur peine ; devoir dire non à leurs enfants est pour eux le pire des châtiments. Au rayon des végétaux, des femmes d’un certain âge achèteront par pièce, même les fruits et les légumes ne s’achètent plus par kilos.

Au milieu de cette scène, ceux aux caddies remplis, marcheront la tête basse, regardant à droite et à gauche, ayant honte de pouvoir encore se permettre d’acheter les produits de première nécessité, comme si c’était devenu un crime d’acheter du fromage alors que d’autres ne peuvent même plus acheter du pain.

Une fois nos courses achevées, c’est un homme d’un certain âge qui se chargera de nous mettre les sacs dans la voiture, ses yeux viendront dévoiler la tristesse qu’il essaye en vain de cacher. Nous monterons en voiture, nos larmes sur le point de couler en ayant à l’esprit une seule question : comment et surtout pourquoi on en est arrivé là.

Chaque fois qu’un Libanais revient du supermarché les mains vides, c’est notre dignité en tant que peuple qui se blesse, à chaque fois qu’un homme âgé doit encore travailler pour s’acheter du pain c’est notre humanité collective qui est touchée. Chaque fois que des parents sont incapables de nourrir leurs enfants, c’est nos droits inhérents que nous perdons.

Le Phénix n’arrive plus à renaitre de ses cendres, le Phénix est épuisé, il perd chaque jour la volonté de se battre, de survivre. Le Liban se demande comment il est passé d’un pays renommé pour sa cuisine et sa générosité à un pays où le pain se fait rare, où le peuple a faim.

Nous sommes dépourvus de tout, mais le pire c’est que nous sommes aussi dépourvus de notre dignité, et d’une perte comme celle-là, personne ne se remet jamais.

Cindy Farhat